Maïssa Bey : Un creuset des civilisations du monde
En réponse à la violence qui a secoué son pays pendant la décennie noire (1992-2002), Samia Benameur a décidé de prendre la plume pour dénoncer les différentes formes d’oppression qui sévissaient dans son pays. Compte tenu des risques encourus par les écrivains au moment des faits, elle a choisi de publier ses textes sous un pseudonyme. C’est ainsi qu’est née Maïssa Bey. Romancière avant tout, dramaturge ensuite, l’œuvre de Maïssa Bey a ouvert la voie à de nombreuses autres femmes écrivaines, toutes générations confondues, qui émergent aujourd’hui dans toute l’Algérie.
« Un jour de 1993, je me suis assise à mon bureau avec une feuille blanche et j’ai commencé à écrire une histoire, sans avoir l’intention d’écrire un livre, et encore moins d’en publier un. Tout ce que je voulais, c’était m’opposer à toute cette oppression qui pesait sur nous à l’époque ».
Maïssa Bey s’exprime avec autorité, franchise et la gravité qui s’impose pour traiter les questions difficiles qu’elle aborde dans son œuvre. Elle puise les bases de son travail dans la vie quotidienne et dans les mots de vrais Algériens. « Quand j’ai commencé à écrire, ce que je voulais avant tout, c’était raconter des histoires sur des gens réels, d’hier et d’aujourd’hui ». Elle se concentre en particulier sur les femmes algériennes, plaçant les femmes privées de droits et de voix au centre de son travail et mettant en lumière les hypocrisies d’une société dominée par les hommes.
Bey est venue à l’écriture tardivement, dit-elle, au milieu de la quarantaine, pendant une guerre civile qui a fait 200 000 morts et environ 15 000 disparus parmi les Algériens. « À l’époque, il était hors de question de se faire publier », explique-t-elle. Toute personne considérée comme faisant partie de l’establishment francophone de l’époque était susceptible d’être victime d’attaques. « Lorsque la question de la publication du livre s’est posée, j’ai dû assurer ma sécurité et celle de ma famille. Des journalistes et des écrivains avaient été menacés. Certains d’entre eux ont dû fuir et laisser leur vie derrière eux, et dans ma famille, il était hors de question que je nous expose à un tel danger. Nous avons donc décidé que j’écrirais sous un pseudonyme. Ce pseudonyme a été choisi par ma mère, et j’aime à dire qu’elle m’a donné naissance une seconde fois », dit-elle en souriant.
Bey est aujourd’hui considérée comme une pionnière de la littérature féminine en Algérie. Elle dit qu’elle doit la liberté d’expression dont elle et de nombreuses autres femmes écrivaines algériennes jouissent aujourd’hui au travail des femmes écrivaines qui les ont précédées. « Elles sont nombreuses en Algérie. Certaines sont connues, d’autres moins. Ce sont des femmes qui se sont imposées par leur style et leur talent. Je me considère comme faisant partie d’une famille. Et cette famille a permis que nous ayons aujourd’hui le droit à la parole ».
Bey se sent profondément méditerranéenne et considère la région comme un carrefour reliant les civilisations du monde.
« Pour moi, la Méditerranée est à la fois un lieu et un lien. C’est quelque chose que nous avons tous en commun. C’est le creuset de toutes les civilisations, de toutes les religions. On ne peut pas considérer la Méditerranée comme une mer comme les autres. Elle joue un rôle central dans l’histoire de l’humanité. Les plus belles ruines du monde se trouvent en Méditerranée. Elle nous raconte les siècles et les siècles d’histoire de nos ancêtres ».
Mme Bey estime que la société méditerranéenne d’aujourd’hui, à son grand regret, a perdu de vue cette histoire commune. « Aujourd’hui, le monde est engagé dans une sorte de course folle aux intérêts commerciaux, et la mer, pour moi et pour des milliers d’autres personnes, est devenue quelque chose qui sépare les gens plus qu’elle ne les rapproche. Il y a aussi ce sentiment de rejet que l’on éprouve quand on naît au sud de la Méditerranée. C’est quelque chose qui me blesse profondément : chaque mer devrait être un lien, un trait d’union, un pont, un passage. Si nous pouvions retrouver ce lien qu’est la Méditerranée, nous artistes du Nord et du Sud, faire revivre notre histoire commune, ce serait extraordinaire ».
L’avenir de Maïssa Bey, comme celui de beaucoup d’entre nous pendant cette pandémie, est incertain. L’anxiété liée à son état de santé et à celui de sa famille, ainsi que le deuil de certain de ses proches décédés à cause du Covid-19, l’ont conduite au syndrome de la page blanche. « Nous ne savons pas de quoi l’avenir sera fait, tout va si vite. Du jour au lendemain, tout s’est arrêté, et cette proximité avec la mort fait que nous nous posons beaucoup de questions existentielles. Au début de cette pandémie, je m’étais promis d’en profiter pour écrire un roman, mais mes idées se sont taries, donc j’ai un livre qui est pratiquement écrit mais seulement dans ma tête, pas sur le papier ».