Climat : la bombe à retardement méditerranéenne
Climat : la bombe à retardement méditerranéenne
Par Grammenos Mastrojeni, Secrétaire général adjoint UpM
La tribune a été publié dans Jeune Afrique, New Europe, Masrawy and Materia Rinnovabile
Les océans ne parviennent plus à absorber les effets du réchauffement climatique et en deviennent eux-mêmes les victimes. Les températures de la Méditerranée en particulier ne cessent d’augmenter, menaçant les ressources en eau de millions de personnes.
Dans le domaine scientifique, la communication autour des découvertes majeures et les campagnes de sensibilisation du grand public à différentes problématiques telles que les désordres climatiques se trouvent souvent altérées et peuvent même se révéler inopérantes. En cause : les problèmes linguistiques et les canaux de diffusion empruntés.
Pourtant, nombre de signaux d’alerte mériteraient d’être sérieusement pris en compte. C’est notamment le cas des conclusions de l’étude « Upper Ocean Temperatures Hit Record High in 2020 » (« les températures de l’océan supérieur atteignent un niveau record en 2020 »), parue en janvier dernier dans la revue Advances in Atmospheric Sciences (« Progrès dans les sciences atmosphériques »), qui mettent en garde contre l’accélération du réchauffement des océans.
À cet égard, il est inquiétant de relever les artifices rhétoriques dont les scientifiques ont usé pour essayer de faire passer leur message. « L’année dernière, indiquent-ils par exemple, les mers ont absorbé suffisamment de chaleur supplémentaire pour faire chauffer 1,3 milliard de bouilloires environ. » Ainsi, alors qu’ils sont supposés rester neutres dans leurs communications, les chercheurs ont eu recours à une image qui marque les esprits pour confirmer l’existence d’un danger que nous semblons vouloir ignorer : la hausse des températures représente une menace existentielle pour l’humanité, et ce malgré la baisse des émissions de CO2 due au confinement anti-Covid depuis le premier trimestre de l’année 2020.
Parce que nous sommes une espèce terrestre, nous ne considérons pas les océans comme une priorité et ne leur accordons pas toute l’attention qui leur est due. Et, alors qu’ils sont censés agir comme des retardateurs du réchauffement climatique – en absorbant plus de 90 % de la chaleur générée par l’effet de serre, puis en la libérant progressivement dans tout l’écosystème –, les océans finissent eux-mêmes par en pâtir. Ce qui engendre pour notre continent d’importantes catastrophes, comme l’augmentation significative, en quelque soixante-cinq années, du nombre et de l’intensité des incendies. Dans ce contexte inquiétant, le danger est d’autant plus important pour l’un des carrefours d’intérêts et d’équilibres les plus délicats et les plus complexes au monde : la Méditerranée.
De toutes les zones aquatiques analysées, elle est celle qui présente le taux de réchauffement le plus élevé de ces dernières décennies. Elle poursuit un processus entamé il y a une trentaine d’années mais avec une augmentation plus importante que dans d’autres zones océaniques. Les résultats de l’étude « Upper Ocean Temperatures Hit Record High in 2020 » recoupent ceux du rapport « Risques associés aux changements climatiques et environnementaux dans la région méditerranéenne », récemment publié par les Experts méditerranéens sur le changement climatique et environnemental (MedECC).
Dans cette mer, la température moyenne par rapport à l’ère préindustrielle a en effet augmenté de 1,5 °C et le réchauffement progresse 20 % plus vite que la moyenne mondiale. Si rien n’est fait, certaines régions vont donc enregistrer des augmentations allant jusqu’à 2,2 °C en 2040 et 3,8 °C en 2100, avec des conséquences catastrophiques pour une population méditerranéenne qui, entre-temps, aura elle aussi connu une croissance exponentielle.
Le niveau de cette mer devrait s’élever de 20 cm d’ici à 2050, avec des conséquences désastreuses telles que la salinisation de vastes plaines côtières et du delta du Nil, ce qui bouleversera la façon de vivre de millions d’habitants. La précarité en eau pourrait toucher jusqu’à 250 millions de personnes.
En observant le planisphère, il est possible de se rendre compte que l’Europe – en tant que continent – représente une anomalie : elle n’est qu’une petite pointe de l’Asie et ne devrait pas exister. Et pourtant, le continent continue de se considérer comme une exception. Il se différencie des autres par une certaine unité culturelle, voire physionomique, un sentiment d’unité dans la diversité. Montesquieu voyait l’identité européenne comme le produit de l’exception climatique dont l’Europe a bénéficié dès la fin de la dernière ère glaciaire, il y a environ 10 000 ans : un climat doux stabilisé par l’inertie d’une masse d’eau immense mais fermée.
Si Montesquieu avait raison – et avec les critères actuels, nous pouvons aujourd’hui confirmer ses dires –, cela signifie que le climat européen a joué un rôle décisif dans la formation de son identité et la définition de ses intérêts. Il en va de même pour la rive sud de la Méditerranée, qui a également bénéficié de conditions climatiques exceptionnellement favorables, lesquelles ont contribué à lui forger une identité spécifique.
Ces deux terres d’exception ont été formidablement reliées entre elles par l’action stabilisatrice de la mer qu’elles partagent et ont connu ensemble les conditions nécessaires pour la révolution agricole. Ce fut la plus grande restructuration sociale jamais relevée et elle a donné naissance à l’organisation humaine qui est aujourd’hui la nôtre. Tout cela s’est produit autour de la Méditerranée – entre l’Europe, l’Anatolie et la Phénicie – parce qu’un climat stable et prévisible était essentiel pour les récoltes.
L’inertie stabilisatrice et salvatrice du vaste bassin méditerranéen ne fonctionne plus si ses eaux stockent et libèrent des doses croissantes d’énergie, transformant alors son climat en chaos : la bouilloire méditerranéenne. Ce n’est pas seulement une question de vents et de pluies, ni même une question anthropologique : c’est aussi une question d’économie, de commerce et de géopolitique. Et c’est dangereux. Les fondements profonds de notre équilibre sont ébranlés et une vague de conflits se profile, en particulier si nous nous plaçons dans une logique de concurrence accrue face à de nouvelles pénuries.
Mais si nous regardons tout cela en face, si nous écoutons cette science qui a tant de mal à se faire entendre, nous découvrirons alors que le changement climatique nous oblige à plus de solidarité et à mettre en commun tout ce que nous avons, afin, peut-être, de transformer cette crise en une chance de paix durable.
Grammenos Mastrojeni
Secrétaire général adjoint UpM